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Islamophobie : les origines du mal
samedi 31 mai 2025, par
Les réactions politico-médiatiques à l’assassinat d’Aboubakar Cissé donnent à voir de manière crue l’accablant spectacle d’une France enfermée dans le déni. À la confluence de la dette coloniale et de l’échec néolibéral, l’islamophobie doit être combattue comme l’un des avatars du refus de l’égalité.
source : mediapart.fr
La France ne découvre pas l’islamophobie avec l’assassinat au couteau d’Aboubakar Cissé, au matin du vendredi 25 avril, dans la mosquée de La Grand-Combe (Gard). Elle fait l’expérience de l’horreur des conséquences de son emprise, non seulement dans l’espace politico-médiatique, mais aussi au plus haut niveau de l’État.
Malgré les propos explicites de l’attaquant tenus face caméra (« Je l’ai fait, […] ton Allah de merde », a-t-il répété dans une vidéo rapidement identifiée par les services de police), l’inertie de l’exécutif et la vacuité de ses formules incantatoires sur la République et l’universalisme illustrent sa gêne à se positionner. Face à un drame qui vise une population dont il a fait une cible politique récurrente, dont le mobile précis reste certes à établir, mais pour lequel une information judiciaire a été ouverte pour « meurtre avec préméditation et à raison de la race ou de la religion », le pouvoir ne fait même pas le minimum.
Réaction tardive, choix de se rendre à la sous-préfecture d’Alès plutôt qu’à la mosquée, incapacité à nommer le jeune Malien de 22 ans – préférant le qualifier d’« individu » –, peu d’empressement à rencontrer la famille… Les atermoiements de Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur chargé des cultes, ne peuvent qu’être perçus comme une marque d’irrespect et de mépris par les musulman·es vivant en France.
Représentant 10 % de la population métropolitaine selon l’Insee et l’Ined, ces derniers sont massivement victimes de préjugés (derrière les Roms, mais devant les Chinois, les Juifs et les Noirs), selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), alors que leur religion se place au premier rang des cultes minoritaires face au catholicisme, devant le judaïsme et le protestantisme.
Le malaise est d’autant plus sensible que le ministre, par ailleurs en compétition avec Laurent Wauquiez pour la présidence de Les Républicains (LR), est l’incarnation au sein du gouvernement d’une droite vendéenne anti-immigration et anti-islam décomplexée. Celui dont « les discours répandent la suspicion et attisent la haine contre nos compatriotes musulmans », selon la formule de la députée écologiste des Hauts-de-Seine Sabrina Sebaihi, assume en effet sa bataille idéologique contre le voile.
Dans le sport, à l’université, lors des sorties scolaires, etc., Bruno Retailleau l’érige en « étendard islamiste », fustige l’« ensauvagement » de la société et reproche aux plus jeunes de « régresser vers leurs origines ethniques ». Il assume la référence aux « Français de papier » de l’Action française des années 1930, quand il ne s’en prend pas directement à une foi musulmane accusée d’être un « danger pour la France ».
Aussi, quand, interrogé sur l’attaque, le locataire de Beauvau évoque un acte « anti-islamiste », il peine à convaincre que sa langue a fourché. D’ailleurs, lorsqu’il déclare que « les islamistes souhaitent que les femmes soient violées », au lieu de « voilées », il qualifie son lapsus de « curieux acte manqué ».
Un terme toujours contesté
Aux manquements de Bruno Retailleau après l’assassinat d’Aboubakar Cissé s’est ajoutée une série de dysfonctionnements politico-institutionnels. Retard à l’allumage du préfet du Gard – qui a mis quatre jours à se rendre sur les lieux du drame –, absence de représentant·es des pouvoirs publics à la marche blanche, désaccords à propos de la minute de silence à l’Assemblée et au Sénat… Mis bout à bout, ces faux pas ont mis en évidence une problématique de différence de traitement avec d’autres crimes perpétrés, comme celui-ci, « à raison de la race ou de la religion », au risque d’alimenter un dangereux deux poids et deux mesures.
Mais c’est ailleurs que l’enracinement de l’islamophobie a trouvé sa traduction la plus inquiétante. Que la controverse dans l’espace politico-médiatique persiste à se concentrer avec autant de virulence sur l’usage du terme « islamophobie » montre combien s’est banalisée l’indifférence à l’égard des actes anti-musulmans, dont les statistiques du ministère de l’intérieur ne parviennent pas à rendre compte.
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Pour les musulmans
Ce terme « islamophobie » est pourtant admis depuis deux décennies par le consensus des scientifiques et des organisations internationales. Refuser de nommer une réalité sociale est une manière de l’occulter socialement et politiquement, voire de nier son existence. À tout le moins de n’en admettre ni l’ampleur ni l’impact. En se fossilisant à ce point, le débat public empêche d’établir un diagnostic à la hauteur du problème et d’y apporter les réponses politiques adaptées.
Ce n’est pas un hasard si ce déni est spécifiquement français, puisqu’il découle de notre histoire coloniale, ainsi que l’explique l’intellectuelle Reza Zia-Ebrahimi, dans un article intitulé « The French origins of “Islamophobia denial” » de la revue académique Patterns of Prejudice. En refusant d’assumer le passé, les autorités empêchent toute réparation, et ce faisant, violentent le présent, en divisant et meurtrissant la société.
L’islamophobie, littéralement « peur de l’islam », désigne la manière dont l’hostilité à cette religion est instrumentalisée pour recouvrir le rejet des personnes musulmanes, ou supposées telles. Elle qualifie ainsi les stéréotypes, les injures, les agressions et les pratiques discriminatoires à l’égard d’une population essentialisée comme groupe inférieur et indésirable.
Puisque la critique des religions relève de la liberté d’expression, l’islamophobie a pu passer comme une manière « respectable » de stigmatiser une minorité.
Loin d’empêcher la critique légitime d’une religion, ce mot permet de décrypter, et par conséquent de combattre, un processus social de racialisation et d’altérisation. « Si être musulman, ce n’est pas l’être nécessairement religieusement, l’islam jouerait alors un rôle analogue à celui de la couleur de peau : être musulman, c’est comme être un Noir ; l’islam sert alors, comme la couleur de peau, de sorte de patère à laquelle on accroche tous les préjugés, tous les stigmates, tous les racismes », écrivait le sociologue Abdelmalek Sayad, dans Histoire et recherche identitaire (2002).
Puisque la critique des religions relève de la liberté d’expression, l’islamophobie a pu passer comme une manière « respectable » de stigmatiser une minorité, alors même qu’elle consiste en un racisme qui constitue, au même titre que l’antisémitisme et l’ensemble des autres racismes, un délit et non une opinion.
La fabrique du « problème musulman »
L’assassinat d’Aboubakar Cissé est ainsi l’aboutissement d’un long processus de construction d’un « problème musulman », qui a eu pour effet de façonner le regard de la société française sur ses compatriotes musulman·es. Pour sortir de l’aveuglement, il est urgent d’en comprendre les causes.
Les origines de l’islamophobie empruntent aux mécanismes de différenciation, de mise au ban, voire d’exclusion de la communauté nationale expérimentés par les juifs d’Europe et les populations noires et hispanophones états-uniennes.
Dans Norbert Elias par lui-même (1991), le sociologue explique que « le ressentiment surgit quand un groupe marginal socialement inférieur, méprisé et stigmatisé, est sur le point d’exiger l’égalité non seulement légale, mais aussi sociale, quand ses membres commencent à occuper dans la société des positions qui leur étaient autrefois inaccessibles, c’est-à-dire quand ils commencent à entrer en concurrence avec les membres de la majorité en tant qu’individus socialement égaux, et peut-être même quand ils occupent des positions qui confèrent aux groupes méprisés un statut plus élevé et plus de possibilités de pouvoir qu’aux groupes établis dont le statut social est inférieur et qui ne se sentent pas en sécurité ».
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En résumé, les groupes marginaux méprisés sont tolérés tant qu’ils ne cherchent pas à sortir de l’infériorité sociale dans laquelle ils ont été placés.
Dans leur ouvrage fondateur publié en 2013, intitulé Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » (Éditions La Découverte), les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed concluent, à l’appui de cette citation de Norbert Elias, que l’émergence de l’islamophobie doit être analysée comme « un des avatars du refus de l’égalité ».
Dès les années 1980, au moment où les premiers symptômes apparaissent, le rejet des musulman·es tisse étroitement la question du déclassement propre aux effets du néolibéralisme et la question postcoloniale, autrement dit la question sociale et la question raciale.
L’un des lieux de fixation initiale, les grèves ouvrières contre les licenciements massifs dans l’industrie automobile, symbolise parfaitement cet entremêlement. Après avoir fait venir à tour de bras des immigrés postcoloniaux, et notamment algériens, marocains et tunisiens, après les indépendances, les usines peinent à les « absorber » à partir du milieu des années 1970 et de la crise du pétrole. Dans le même temps, l’administration française, sans attendre la « lepénisation des esprits », commence à considérer que l’immigration pose problème jusqu’à suspendre les arrivées légales en 1974.
Lorsqu’ils débraient en 1982, les ouvriers immigrés de Citroën à Aulnay-sous-Bois et de Talbot à Poissy, plus ou moins suivis par les syndicats, voient rapidement leurs actions délégitimées. Au motif qu’à leurs revendications sociales classiques (organisation du travail, salaires, libertés individuelles et syndicales) s’ajoute la demande d’un lieu de prière, comme il y en avait pourtant dès 1976 à Renault, à Boulogne-Billancourt, sans que cela provoque de remous.
La question patente – faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ?
Aux yeux du patronat, des médias et des responsables politiques, la question religieuse est alors le prétexte pour enrayer un combat de classe. Une note interne de PSA évoque alors un « risque non négligeable de voir des mouvements intégristes, soit spontanés soit venus du Proche-Orient, s’efforcer de tirer bénéfice de cette agitation ».
Pour n’en citer qu’un dans le champ politique, Gaston Defferre, ministre de l’intérieur socialiste d’alors, dénonce « des grèves saintes, d’intégristes, de musulmans, de chiites ». Près d’un demi-siècle plus tard, observer la similitude avec les saillies actuelles de tel ou tel ministre sur la supposée menace que représenteraient pour la France les Frères musulmans a quelque chose de vertigineux. Le décor du désolant spectacle aujourd’hui sous nos yeux s’installe à ce moment-là.
Le deuxième étage de la fusée islamophobe est posé en 1989, avec la première « affaire du voile » de Creil, dans le contexte hautement sensible de la fatwa de Khomeini contre Salman Rushdie à la suite de la publication des Versets sataniques.
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Ce ne sont plus les travailleurs immigrés qui sont désormais dans le viseur, mais leurs enfants. La « deuxième génération » s’était manifestée lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui avait vu se rejoindre sur les routes de France d’abord une poignée, puis des dizaines de milliers de personnes, entre Marseille et Paris, du 15 octobre 1983 au 3 décembre 1983. Une marche en réaction aux violences policières contre des jeunes des Minguettes, près de Lyon, qui fut progressivement instrumentalisée et dépolitisée par l’avènement de SOS Racisme, structure proche du PS qui accaparera la parole légitime sur les questions de discriminations dans les quartiers populaires.
Au moment de l’affaire du voile, il fallait alors leur faire payer cette irruption dans l’espace public. Le sociologue Pierre Bourdieu traduit, dans un article intitulé « Un problème peut en cacher un autre », ce qu’il fallait en réalité comprendre de ce qui se joue à Creil : « La question patente – faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? »
Le carburant de l’extrême droite
Depuis lors, et encore plus depuis le 11-Septembre, réactivé par les attentats islamistes de 2015 et 2016, la focalisation sur les musulman·es et la mise en cause implicite de leur présence en France n’ont jamais cessé. Elles ont pris des formes variées, mais se sont toujours inscrites dans cette même matrice que l’extrême droite, dès les années 1980, a exploitée habilement.
Au cours de son enquête auprès d’électeurs et d’électrices du Rassemblement national, racontée dans son livre Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), le sociologue et politiste Félicien Faury observe « à quel point le vocabulaire du religieux s’impos[e] comme l’une des manières privilégiées de dire le racial ».
« Pour les électeurs rencontrés durant ma recherche, écrit-il aussi, les manifestations de la religion musulmane sont interprétées comme proprement anormales, au sens où elles s’éloignent d’une norme conçue comme majoritaire. Les réactions de rejet qu’elles suscitent émergent d’autant plus facilement que les personnes interrogées se sentent légitimes dans leurs attentes, habituées et habilitées à trouver autour d’elles un monde “familier”, ajusté à leurs styles de vie majoritaires (de l’alcool vendu dans tous les cafés, des cheveux féminins visibles, des signes cultuels ou culturels restreints à la culture chrétienne, etc.). L’islamophobie s’énonce ainsi depuis la norme, depuis un imaginaire national qui continue de construire l’islam comme une réalité étrangère, devant encore faire accepter son existence au sein de la société française. »
Comme en témoignent les épisodes fondateurs des grèves ouvrières puis de Creil, la construction d’un « problème musulman » n’est pas de la seule responsabilité de l’extrême droite française, qui a théorisé dès les années 1960 une altérité arabe et musulmane fondée sur l’idée que l’islam serait incompatible avec « nos traditions françaises ». Tant s’en faut.
Les représentations négatives de l’islam, aujourd’hui largement diffusées dans la société française, ont été véhiculées d’abord et avant tout par les discours politiques, les lois étatiques et les cadrages médiatiques. À grande échelle, et par-delà les clivages partisans, les déclarations-chocs et les unes toujours plus stigmatisantes ont œuvré bien plus efficacement à la marginalisation des musulman·es.
Déni postcolonial, concurrence néolibérale
Du débat sur l’identité nationale lancé par Nicolas Sarkozy à la loi sur le séparatisme d’Emmanuel Macron, en passant par la déchéance de nationalité de François Hollande, pour ne citer que quelques-unes des initiatives les plus saillantes, les pouvoirs publics ont imposé les musulman·es comme la figure du minoritaire par excellence.
Sans forcément les nommer spécifiquement, ils ont fini par façonner l’image d’un groupe constitué en « ennemi intérieur », « radicalisé en puissance », et dès lors à considérer en intrus sur le territoire. Une catégorie d’indésirables dont il serait justifié de chercher à se débarrasser, pour préserver la cohésion de la nation.
Au cours des dernières décennies, l’islamophobie, pourtant revendiquée par certain·es au nom de la lutte pour les droits des femmes, s’est particulièrement retournée contre les musulmanes de tous âges. Leurs corps et leurs vêtements ont été l’objet d’une constante attention publique. Voile, bandana, longueur-forme-couleur des jupes, des robes et même des vêtements de bain.
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Cette violence à les désigner comme non-Françaises ne peut que rappeler la brutalité avec laquelle l’administration coloniale forçait les femmes algériennes à retirer leur voile pour les photographier ou pour les contraindre à témoigner de leur attachement à la France.
En plus de l’incapacité des autorités à digérer les indépendances, comme en témoignent encore aujourd’hui les ubuesques tensions avec l’Algérie, l’échec patent du néolibéralisme, notamment depuis 2008, a poussé les partis de gouvernement à se saisir des thèmes de prédilection de l’extrême droite. Convaincus, à tort si l’on en croit leurs résultats électoraux et la dynamique électorale du RN, qu’ils ne pourraient se maintenir au pouvoir qu’en séduisant l’électorat frontiste.
En échouant à relancer la productivité et la croissance, les gouvernants successifs – de droite comme de gauche – ont construit une économie de « jeu à somme nulle », dans laquelle la promesse de redistribution a été remplacée par une mise en concurrence au sein même de la société. « Pour obtenir plus, les groupes sociaux doivent prétendre “prendre” aux autres, expliquait récemment Romaric Godin dans nos colonnes. Et comme les néolibéraux refusent toute redistribution du haut vers le bas et ont, pour ce faire, détruit tout sentiment de classe sociale, ce sont logiquement les appartenances ethniques ou raciales qui ont repris le dessus. »
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Nous vivons dans un pays où l’antisémitisme et l’islamophobie tuent. Un pays où les autorités soufflent impunément sur les braises de la division entre nos concitoyen·nes. Un pays où le capitalisme ne peut survivre sans un confortable volant de surnuméraires racisé·es.
L’extrême droite n’a pas encore franchi le « barrage » électoral de l’élection présidentielle, mais ses obsessions s’infiltrent profondément dans la société, grâce aux élites médiatiques et politiques.
Inverser la donne suppose déjà d’accepter de nommer l’islamophobie, puis de regarder l’histoire coloniale en face et de refuser les logiques de mise en concurrence découlant de la destruction de l’État social. Bref, cela suppose de rétablir une « République indivisible, laïque, démocratique et sociale » digne de ce nom.
Une République qui assurerait « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Comme l’exige l’article premier de la Constitution.
Carine Fouteau
source : mediapart.fr
