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Alain Mabanckou : « Mon territoire d’habitation : la littérature d’Afrique »

samedi 2 avril 2016

Entretien réalisé par Muriel Steinmetz, L’Humanité, mardi 29 mars 2016.

Lien original :
http://www.humanite.fr/alain-mabanckou-mon-territoire-dhabitation-la-litterature-dafrique-603149

Né en 1966 à Pointe -Noire (Congo-Brazzaville), Alain Mabanckou est le premier écrivain à occuper la chaire de création artistique au collège de France.

À partir d’aujourd’hui [29 mars 2016], le romancier Alain Mabanckou donne des cours au Collège de France sur la littérature africaine d’expression française. C’est une première. Il nous en parle et évoque en détail le sens de cet enseignement, pour l’Afrique et pour la France.

Une chaire de création artistique confiée à un écrivain, c’est une première.

Alain Mabanckou En effet. Cette chaire a été créée en 2005. Le Collège de France choisit plutôt par tradition des spécialistes de la musique, de l’art, de l’architecture… Il y a bien eu des écrivains comme Paul Valéry, Umberto Eco, Roland Barthes, d’autres encore, mais ils ne dispensaient pas des cours de littérature. J’ai reçu cette proposition comme un privilège. C’est la première fois que je suis choisi non en tant qu’Africain mais en tant qu’écrivain. J’ai pu remarquer que, dans le programme du Collège de France, la littérature africaine n’a jamais été enseignée. J’entends combler ce manque. Il s’agira pour moi d’intervenir en qualité d’écrivain et de lecteur, d’où une liberté de ton certaine. Le public français a le droit de connaître ce domaine. La littérature africaine n’est-elle pas née de la littérature coloniale, en réaction aux préjugés que celle-ci véhiculait ?

Il paraît que votre première leçon sera consacrée à Senghor, Césaire et Damas et au concept de négritude, tant dans l’écriture qu’en politique…

Alain Mabanckou L’« invention » de la négritude constitue l’un des moments clés de ce que l’on a appelé la pensée noire. C’est l’acte de naissance même de la littérature africaine. La négritude a permis à tout un peuple de couleur de se lever contre la politique d’assimilation de l’Occident pour affirmer son identité, son rattachement à l’Afrique et à ses richesses culturelles, celles des civilisations noires. Il ne faut pas y voir que des auteurs noirs. Elle a été aussi définie par des Blancs. Je pense à « l’Orphée noir » (1948) de Sartre en préface à l’anthologie de Léopold Sédar Senghor mais également à l’ethnologue allemand Leo Frobenius, qui s’est inspiré de nombreuses thèses de la négritude pour développer une pensée spécifique de l’Afrique.

Trois personnes éloignées les unes des autres (Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Aimé Césaire de la Martinique et Léon-Gontran Damas de la Guyane) se rencontrent à Paris et partagent leur soif d’introspection d’une identité africaine. De là est sortie la littérature noire contemporaine.

Aborderez-vous le versant européen de la littérature du temps des colonies : Gide, Simenon, Céline…

Alain Mabanckou Ils font partie de cette littérature coloniale qui a tenté de saisir l’Afrique ; leur Afrique, souvent chargée de préjugés, une Afrique venue d’une époque ancienne où on ne la voyait que comme un territoire de ténèbres, un lieu sauvage, sans aucune civilisation. Cette littérature escortait l’entreprise coloniale. Il y eut toutefois des voix dissonantes. Gide, par exemple, à travers ses livres sur le Congo et le Tchad, fut parmi les premiers, avec Albert Londres et sa Terre d’ébène, à montrer les exactions, les injustices et les abus en cours dans les colonies. Critiquant la colonisation, Gide ne remet pourtant pas en cause le système. C’est néanmoins grâce à lui que le débat sur le colonialisme a pu être porté devant l’Assemblée nationale. Les romans de l’époque coloniale racontaient davantage l’aventure dans les colonies en peignant – évidemment – la vie de l’Européen en Afrique. A contrario, l’Africain n’y était qu’un personnage secondaire, jamais actif. Quant à Céline, il traduit la pensée générale de l’Occident à cette époque, mais il est des pages, dans Voyage au bout de la nuit, où il ne fait pas non plus de cadeau aux administrateurs coloniaux, qu’il traite de tous les noms. C’est un écrivain ambigu, on le sait. Chez lui, il y a des choses à jeter et d’autres à prendre, comme sa critique des compagnies concessionnaires, des colonisateurs et des coopérants qui se prenaient pour des princes ou des rois.

Dans le domaine étranger, allez-vous jusqu’à Joseph Conrad ?

Alain Mabanckou Il fait bien sûr partie du projet. Au cœur des ténèbres est l’un des livres les plus étudiés de la littérature coloniale. Je lui dois le titre de ma leçon inaugurale, « Lettres noires : des ténèbres à la Lumière » (1). Les ténèbres signifient par excellence sa vision de l’Afrique. Les lumières rappellent le XVIIIe siècle, qui n’a pas éclairé le continent noir. En conséquence, l’histoire de la littérature africaine va consister à démontrer que nous n’avons jamais été dans les ténèbres et que les lumières, que l’Occident croyait nous dispenser, nous les avions déjà, nôtres. On estimait que nous ne voulions pas entrer dans l’histoire mais nous y étions.

N’y a-t-il pas eu des écrivains noirs qui ont porté sur l’Afrique un regard « nègre blanc » ?

Alain Mabanckou Bien sûr. La plupart, sinon tous les écrivains francophones, ont été formés à l’école coloniale. D’où deux tendances : une littérature d’assimilation qui pouvait être d’obédience coloniale en admettant quasiment la mission civilisatrice de l’Occident et une littérature de rupture, du retour au passé, d’exaltation des civilisations africaines et des empires de jadis. C’est de cette branche que sortira le concept de négritude.

Prenons l’exemple de Batouala du Martiniquais René Maran, premier roman dit « nègre », paru en 1921, qui a remporté le prix Goncourt. Si la préface est une charge contre le système colonial, le roman multiplie les descriptions qu’on croirait faites par un Blanc avec un côté paternaliste et exotique. Beaucoup de livres de l’époque coloniale écrits par des Noirs – ceux qu’on appelait les indigènes – ont participé de la littérature coloniale et l’ont parfois consolidée en acceptant le statu quo.

Interviendrez-vous par priorité sur l’Afrique francophone ? Et l’Afrique anglophone ?

Alain Mabanckou Il me serait difficile de brasser toute la géographie des littératures d’expression française. Il faudrait parler du Maghreb, du Québec, de la Belgique, de l’Afrique en son entier. J’ai circonscrit mes cours à l’Afrique noire francophone d’expression française, mais je vais picorer dans d’autres espaces. Si j’étudie la négritude tout en pointant du doigt ceux qui la réfutent, j’évoquerai par exemple, forcément, l’écrivain nigérian Wole Soyinka. La littérature anglophone bénéficie de davantage d’exposition. Elle n’a pas à se plaindre d’un défaut de visibilité. Les écrivains francophones d’Afrique noire, eux, demeurent toujours confidentiels à l’échelle internationale. C’est pourquoi je les mets en avant.

On passe son temps à ressasser la question de savoir qui sont les coupables et qui sont les victimes et puis, dans quel camp était-on dans les années 1920, etc. Les anglophones ont dépassé ce stade depuis longtemps. Certes, leur colonisation n’était pas attachée à la transmission, comme ce fut le cas pour la France qui voulait inculquer les principes de l’école de Jules Ferry et l’idée de la République, celle d’une certaine civilisation, le génie de Rousseau et celui de Montesquieu. Les Anglais s’imposaient pour faire du commerce. Ils s’enrichissaient et quand ça commençait à péter, ils pliaient bagages et s’en allaient. La France s’est accrochée, allant même jusqu’à faire la guerre d’Algérie. Il y a une dimension affective dans la colonisation française qui était absente de l’anglophone. Cela se ressent dans la littérature.

Le Collège de France, ce n’est pas rien. Vous vous y attendiez ?

Alain Mabanckou Pas du tout. J’ai appris la nouvelle par courriel. Je n’avais jamais mis les pieds dans cette institution prestigieuse. Ils auraient d’ailleurs pu choisir un professeur de littérature, mais le Collège est dans une dynamique de recherche de moyens plus originaux pour l’enseignement. Leur choix participe aussi, me semble-t-il, d’une volonté d’ouverture à toutes les formes de connaissance ; celles venant des créateurs (écrivains, peintres, musiciens) et de théoriciens, lesquels sont en général des universitaires. C’est une grande responsabilité pour moi. Je ne défends pas uniquement le continent africain, je défends aussi la corporation des écrivains. Ma responsabilité consiste à montrer que les écrivains ne sont pas des touristes dans le paysage culturel. Nous avons une réflexion à mener sur la réalité de la création. De fait, je m’interroge sur une littérature qui est mon territoire d’habitation.

Vous enseignez aux États-Unis, en français, la littérature africaine. Existe-t-il en France un tel enseignement ?

Alain Mabanckou Oui, un peu. Le Camerounais Romuald Fonkoua donne des cours à la Sorbonne. Il y a aussi Cergy-Pontoise, la Sorbonne nouvelle, Montpellier ; de petits îlots mais il n’y a pas de vrais départements autonomes d’études africaines. C’est en marge de ce que l’on considère comme la vraie littérature, la française. On vous met un peu de Senghor, un peu de Césaire et c’est tout.

Vous êtes binational, à la fois congolais et français. Est-ce confortable en ce moment ?

Alain Mabanckou Simple question de passeport. Nous sommes dans le monde de la mobilité, où les étiquettes ne servent qu’à signaler d’où nous venons. Si, pour expliquer d’où je viens, il faut passer par la France et le Congo, alors oui, je ne vais pas nier cette dualité identitaire. L’Africain qui refuse la part de la France dans sa culture n’est qu’un démagogue. Pendant longtemps le cerveau du colonisé a été partagé entre sa culture d’origine et celle imposée par le colonisateur. Nous atteignons l’équilibre et notre intégrité lorsque nous savons joindre ces deux cultures pour créer notre personnalité propre. Je ne me sens pas assimilé, ni fondamentaliste africain. Je cherche à travers ces deux identités ce qui peut faire de moi un homme plus paisible, plus humain, porteur d’un discours de rassemblement et non de division. Je refuse toujours de me définir par ma couleur de peau. Je l’ai dit dans le Sanglot de l’homme noir (Fayard, 2012 – NDLR). Cependant, je suis inquiet car, dans l’histoire qui est la mienne, la part africaine n’a pas été enseignée en Occident. J’ai l’impression que la France ne connaît pas les Noirs qui vivent sur son territoire. Voilà l’un des plus grands problèmes politiques de ce pays : vivre avec des gens qui vous connaissent du bout des doigts et que vous ne connaissez pas, parce qu’ils sont emmurés dans l’autosuffisance et qu’ils pensent que les autres n’ont pas inventé le fil à couper le beurre, des inférieurs, quoi. Ces « inférieurs » rigolent entre eux de ces « supérieurs » parce qu’eux savent ce qu’ils sont. Ils sont prêts pour le grand voyage que nous voulons tous. Le monde de l’universel.

(1) À paraître chez Fayard le 24 avril.